
Victime de la mode
En 1991 Le rappeur MC Solaar chantait « victime de la mode », soulignant ainsi au sortir des années 80 l’influence énorme qu’avait eue la diade « argent-modèle » épaulée par la force croissante des médias. Pour autant, que dire de ce curieux titre dont les deux termes accolés ne peuvent que nous interpeller sur leurs contradictions sous-jacentes ?
Le mot « mode », du Latin « modus » signifie à l’origine « manière de faire » ou « mesure ». La mode ou habitudes collectives passagères en matière de vivre, de penser, de s’habiller… qui paraissent de bon ton s’inscrit progressivement comme un modèle, une répétition à l’infini du même ou du semblable.
Elle est l’expression d’une société à un moment donné, le lien entre l’individu, les courants sociaux et l’idée qu’il se fait de lui-même ou de son désir d’être vu.
La mode est le système permanent des sociétés modernes où se rejoue jusqu’au vertige ce qui constitue l’essentiel de leur système : l’abolition de toute pensée.
En effet, la caractéristique de la mode c’est précisément qu’elle est insubversible : elle n’a d’autre but que d’exister et de s’imposer à tous. Les « anti-modèles » en ont fait la cruelle expérience : tous ont eu à un moment ou a un autre échapper à son influence…et ont tous été très vite récupérés, exploités jusqu’à la nausée tout en éliminant toute scorie rebelle. Toute anti-mode devient en elle-même une mode.
La mode est la manifestation éphémère de la recherche du paraître, elle est à la fois futile et artistique, insaisissable mais aussi répétitive. Elle touche tous les aspects de la société : le langage, la morale, la philosophie, la musique, l’art.
L’ambigüité de la mode réside donc dans le fait qu’elle est tout à la fois un moteur et un piège social. C’est un plaisir solitaire et partagé qui fait de ceux qui la suivent l’incarnation de la modernité tout en excluant ceux qui n’en sont pas. Pour autant, ne pas être à la mode est aussi une mode.
Pourquoi ? Parce que « suivre la mode », attitude tant imitative que reproductrice valorise l’individu au regard du seul choix collectif, alors que ceux qui veulent s’en écarter créent aussi leur propre mode, en contre point.
Or donc, qu’est ce qu’une « victime » de la mode ?
Selon le dictionnaire, une victime est une personne qui souffre, blessée injustement et qui pâtit des agissements d’autrui, de choses ou d’événements néfastes.
En Latin, la victime est l’être vivant offert aux Dieux. En passant du sacré au profane, l’idée même de la victime a profondément changé, l’usage n’en a retenu que le sort fatal infligé de manière arbitraire et injuste, soit par la responsabilité humaine soit par le hasard.
Au XIX eme et XXeme siècle, la victime n’est plus choisie par le sacrificateur, mais le plus souvent par le hasard et elle est, par définition, innocente.
Aujourd’hui, les victimes mortes ou vives sont l’objet d’un vif intérêt médiatique, elles sont largement défendues, elles sont « parties civiles ». La société divise alors en deux camps les « responsables », terme affaibli du coupable « sacrificateur » et les « victimes ».
Après avoir été lié au sacré, au sacrifice, au rite religieux, la victime est devenue une image abstraite de la précarité subissant la haine, les tourments, les injustices de l’autre.
Cet autre est ici la mode désignant tout à la fois le profane et le sacré par la puissance interprétative qu’elle suggère. Elle est croyance absolue en l’apparence, déifiée parce que permettant, comme par magie, l’appartenance au plus grand nombre en opposition à l’angoisse de la solitude.
En ce sens, l’attrait de la mode réside en ce qu’elle donne l’illusion d’une singularité tout en laissant croire que, paradoxalement, cette même singularité offre la possibilité de s’intégrer à l’ensemble.
La mode permet donc de se construire un masque social, une apparence intégrative et connectée au monde actuel, elle n’est faite d’aucun paramètre objectif et est tout à la fois désir d’individuation et d’appartenance.
C’est ce désir d’appartenance, d’intégration au groupe social qui rend le sujet perméable aux désirs, aux fantasmes du plus grand nombre. Il n’est donc plus sujet mais objet de l’autre et devenant objet, il se rend esclave tant de son propre regard que de ceux qui l’entourent.
Victime associée et consentante de ce par quoi il se rend esclave, le sujet rejoint là l’état sacré de la victime qui se confond avec son bourreau et ne font plus qu’un comme décrit par René Girard dans « la violence et le sacré »
Cette curieuse confusion entre profane et sacré, entre bourreau et victime prouve à l’envi la valeur presque religieuse de la mode en menant au sacrifice les sujets consentants vers l’autel du style.