Handicap : la dictature compassionnelle
« Aimer quelqu’un par compassion, ce n’est pas l’aimer vraiment » écrivait Milan Kundera dans L’Insoutenable Légèreté de l’être. Socialement perçue comme une vertu, la compassion est en fait un sentiment très ambivalent. Pire, elle peut se faire tyrannique. Le psychanalyste Dominique Michelena nous explique ses travers.
Appréhender l’autre dans ce qu’il a de différent demande une capacité à percevoir à quel niveau se situe précisément cette différence, c’est-à-dire à évaluer ce en quoi l’autre ne me ressemble pas. Ce qui caractérise le handicap vis-à-vis du regard de l’autre c’est la peur qu’il inspire, peur liée au manque, à une vision du corps différent, à l’angoisse intrinsèque d’un schéma corporel qui ne s’articule pas à l’habituel. Le ressenti lié à la rencontre avec le handicapé est partagé entre deux écueils : l’écueil de la compassion et l’écueil du rejet.
En quoi ces deux écueils, au final, se rejoignent-ils ?Si la compassion marque la capacité d’intégrer la souffrance de l’autre pour finalement la faire sienne, le rejet est, à la fois ce que l’on pousse loin de soi mais également ce qui, provenant de soi est projeté vers l’extérieur. Le rejet est donc une branche de soi-même, une pousse nouvelle partant dans une autre direction.
La compassion ne serait-elle pas une forme cachée du rejet ?
Compatir, c’est tout à la fois prendre en compte la douleur de l’autre et s’en préserver par le biais d’une proximité telle qu’elle paralyse toute forme de pensée au profit d’une absorption hystérisante du malheur. La compassion est le Janus de l’appréhension de la faiblesse : elle se préserve, à la fois de la proximité qui oblige à accompagner réellement l’autre et sa différence, et d’une distance générant la culpabilité de ne pas prendre suffisamment en charge la douleur, le handicap de mon voisin.
De cette prise en compte spécifique, particulière, émanant, n’en doutons pas d’une culture judéo-chrétienne promouvant la charité voire la pitié, la compassion vient donner raison à celui qui souffre dans son corps, à celui qui vient souligner à nos yeux la fragilité de l’être humain. Donner raison à l’autre parce qu’il paraît en souffrance et nous ramène à notre humanité douloureuse, c’est se soulager de ne pas partager l’expérience du handicap, s’excuser d’être ce que l’on est, finalement. Pourquoi, alors, se décharger de cette culpabilité en donnant au handicap ce qu’on ne donnerait pas au valide ?
Pourquoi excuser à l’un ce qu’on n’excuse pas à l’autre ?
Pour lui offrir une compensation de ce qu’il ne possède pas intrinsèquement ou encore lui donner en récompense ce qui pourrait manquer à tout un chacun, valide comme handicapé : quelques qualités dont il est hors de question de délester celui qui souffre déjà. « Ne voulant pas être l’autre et m’en sentant coupable, alors je le pare de vertus afin d’alléger mon désir inavouable de ne pas être semblable à lui. »
La vision des diminutions des capacités physiques d’un corps non conforme au modèle esthétique prédétermine les réactions de la plupart des personnes. Or, si le plus souvent l’ambivalence marque la réaction, celle-ci se caractérise par une exagération des attitudes. Rejet ou empathie, on l’a vu, se rejoignent et expriment la même gêne face à une transformation irréversible, permanente, profonde. C’est de cette impasse que naît une exagération qui tendra à justifier la norme culturelle et sociale voulant charger les « handi » d’une légitimité nécessairement positive.
Cette légitimité offerte de facto par un inconscient collectif visant à compenser une perte par un don, ne prive-t-elle pas le handicap d’une normalité qu’il réclame pourtant dans chacune de ses revendications face à l’épreuve de la société ?