Batwheel, super-héroïne en fauteuil roulant
Batwheel, une super-héroïne en fauteuil roulant, tente de secourir des personnes à mobilité réduite aux prises avec le vilian Système, cet être vil qui créé les inégalités et fait la sourde oreille face aux revendications des personnes handicapées. Enthousiaste et déterminée malgré son manque d’efficacité, Batwheel est tout sauf politiquement correcte.
« Batwheel » est un projet de web-série mettant en scène une super-héroïne en fauteuil roulant. Avec une esthétique inspirée des comics et de la bande dessinée, un univers façon série B, et des situations aussi absurdes que celles qu’une personne en situation de handicap peut affronter dans la vraie vie, « Batwheel » fait figure d’ovni dans le paysage audiovisuel. Les deux jeunes femmes québécoises à l’origine de cet étonnant projet, Jessy Poulin et Maxime D.-Pomerleau, nous racontent la genèse de Batwheel, parlent des représentations du handicap… et nous expliquent comment elles tentent de les modifier.
Cover Dressing : Comment a commencé le projet Batwheel et où en est-il aujourd’hui ?

Jessy Poulin : L’aventure de Batwheel a simplement débuté par une conversation entre moi et Max qui se confiait de tout le mal qu’elle vivait dans sa situation d’handicap depuis qu’elle était arrivée à Montréal. Pour désamorcer la situation je lui ai lancé un « on devrait t’appeler Batwheel » et la rigolade s’est d’abord arrêtée là. Quelques semaines plus tard j’avais besoin de tourner quelques images pour un travail pratique de montage, alors que j’étudiais en cinéma et plateaux de tournage au Collège O’ sullivan. On est parties avec une caméra Mini DV et voilà, Batwheel était née. J’étais loin de me douter que j’y reviendrai un jour mais mes profs disaient qu’il y avait un truc spécial à développer et original. Quelques années plus tard, Maxime et moi étions persuadées que ce personnage devait vivre et casser la baraque ! J’étais motivée plus que jamais de développer mon côté créatif avec un sujet qui m’interpelait, mais aussi je sentais que je devais le faire pour Maxime. Elle croyait en moi et me complétait dans mon travail.
Maxime D.-Pomerleau : Jessy m’a d’abord demandé d’être sa comédienne pour son court-métrage scolaire. J’ai dit oui, mais elle ne savait pas encore ce qu’elle allait faire. Et c’est seulement quelques jours avant de tourner qu’elle a lancé l’idée de Batwheel. Elle voulait faire quelque chose de très pop art et coloré (Jessy est très colorée), et je crois que c’est allé naturellement vers cet univers. Ça a vraiment démarré comme une blague, mais les gens à qui on montrait le film nous disaient qu’on tenait quelque chose de vraiment original pour passer un message avec humour. Un an plus tard, j’ai vécu quelque chose qui nous a fait réaliser que ça pouvait faire une autre capsule pour Batwheel.
En 2012-2013, on a donc produit un court métrage (fortement inspiré du premier de 2008) avec de modestes moyens et une vraie équipe professionnelle pour nous appuyer. On a de talentueux artistes qui ont travaillé sur la musique et les séquences d’animation. C’est le pilote de la websérie qu’on aimerait réaliser, mais il est encore en développement, faute de financement. Pour le moment, on peut plutôt parler d’un court métrage (et d’un personnage, qui vit par lui-même via Facebook) que d’une série. Si on n’arrive pas à faire d’autres épisodes, on va sortir le projet sur un autre médium, comme la BD peut-être.
CD : Pourquoi avoir choisi de reprendre l’univers des comics et des super-héros ?

Jessy : Au départ à cause du nom du personnage. J’avais aussi vu une émissions de « Prends ça court » (une plateforme pour le court métrage québécois) à l’époque, avec des équipes de jeunes réalisateurs qui avaient exploré les jeux de lumières en direction photo pour donner un effet cartoon et ça m’avait allumé une étincelle. Et puis, pour faire passer notre message, il fallait un fil conducteur inspirant et que l’on pouvait aussi tourner en ridicule. Les supers héros, ils sont « socialement » aimés et bien acceptés : quand Batwheel a son masque, la gêne disparaît et elle peut s’en permettre un peu plus !
Maxime : On est aussi deux grandes fans des vieux Batman des années 60 avec Adam West ! Ça a beaucoup marqué notre enfance. Il y a aussi le fait que c’était intéressant de montrer la personne handicapée dans une position de pouvoir, et non de vulnérabilité comme c’est toujours le cas dans les médias. Et il y a peu d’héroïnes, alors ça ajoute aussi quelque chose de positif d’un point de vue féminin !
CD : Considérer une personne handicapée comme un surhomme, c’est une posture souvent dénoncée par les personnes en situation de handicap. Vous avez, au contraire, choisi de vous l’approprier pour mieux en rire. Qu’est-ce qui fait de Batwheel une super-héroïne ?
Jessy : Pour ma part, je considère que pour vivre avec un handicap tous les jours, il faut être fait fort mentalement. Tous les jours, nous vivons des obstacles humains. Eux doivent passer par-dessus cette limitation physique en plus. Pour moi, les héros n’ont pas de supers pouvoirs, mais ce sont eux qui font changer notre monde pour mieux y vivre. Batwheel/Maxime en fait partie.
Maxime : Batwheel est une superhéroïne parce qu’elle porte un masque, une cape et veut sauver le monde. Il est alors correct de la considérer comme une surfemme : c’en est une ! Elle est fictive aussi, il ne faut pas oublier. Le problème, c’est quand on me considère moi, Maxime, comme une surfemme, simplement parce que je vis en appartement, que je sors dans les bars et que je travaille. J’ai récemment écrit un billet dans les médias à ce sujet (« Je ne suis pas extraordinaire« ), sur le fait que je trouve pervers cette tendance à admirer la personne handicapée au lieu de s’attaquer aux obstacles (souvent sociaux et architecturaux) qui font en sorte que vivre une vie normale relève de l’exploit. Il y a un problème du système à dénoncer là. Mais ce n’est pas l’objectif de Batwheel, qui reste sur un terrain plus ludique et absurde. Mais moi, comme individu, je peux me servir de ma place dans les médias pour amener ce discours au public.
Cover Dressing : On dit souvent que la némésis d’un héros en dit beaucoup sur lui. Dans cette série, l’ennemi est Système. Cela revient-il à « lutter contre des moulins à vent » ou est-il possible de gagner ?

Maxime : L’ennemi de Batwheel est Système car les problèmes auxquels se heurtent les personnes handicapées qu’elle défend sont causés « par le système ». C’est donc normal de vouloir le combattre. Elle voit que rien ne bouge par les canaux traditionnels (plaintes, mobilisations, etc…), alors elle décide de faire sa propre loi. C’est le cas de la majorité des superhéros dans le cinéma d’ailleurs : ils agissent tous selon leur propre morale et choisissent leurs alliés. Sur son chemin, Batwheel rencontre « des suppôts de Système » (pensons à tous ces fonctionnaires qui nous répondent « c’est comme ça on peut rien faire » au téléphone…) qu’elle associe aux vilains car leurs actions, même involontaires, nuisent aux personnes en situation de handicap. Ça serait pessimiste de dire que Batwheel se bat contre des moulins à vent, et en même temps, elle n’est pas très bonne héroïne dans les faits… Voyons plutôt ça comme une allégorie ! En même temps, avec la magie du cinéma et de l’écriture, on peut faire ce qu’on veut…
Cover Dressing : Quel regard portez-vous sur la représentation du handicap dans les médias et dans les domaines de la culture ?

M : Culturellement il est sous-représenté, et dans les médias il est mal représenté.
Je suis extrêmement critique sur la façon dont les personnes handicapées sont représentées dans les médias – autant dans les médias d’information que dans les œuvres de fiction. Au Québec, on a beaucoup de chemin à faire. Dans les médias en général, la personne handicapée est souvent représentée, je trouve, de manière négative. Au crochet de l’État, à l’hôpital, passive ou en situation de dépendance, qui chiale (parce que revendiquer, c’est gueuler, et ça nous embête quand les gens gueulent) pour des revendications dont tout le monde se fout (parce que personne ne se sent concerné). On voit très rarement de modèle positif, de gens actifs, travailleurs, parents… Bref, qui ont une vie normale. Les situations montrées sont souvent peu représentatives et surtout, très stéréotypées. Aussi, lorsqu’on parle d’enjeux qui concernent les personnes handicapées, on invite souvent des experts sur ces questions dans les tables rondes mais jamais de personnes handicapées qui pourraient vivre la situation. Elles occupent très peu l’espace médiatique, car elles occupent très peu l’espace public. Ça tend à changer mais c’est long ! Je crois que c’est quelque chose qui plaît avec Batwheel : un côté jeune, rafraîchissant et qui brise le moule des stéréotypes. Ça fait un changement dans le paysage médiatique.
Le secteur culturel demande une très grande mobilité, disponibilité et flexibilité. Les contraintes qui arrivent avec la situation de handicap permettent très peu de mobilité et les lieux culturels sont peu accessibles. Dans l’industrie, il n’y a pratiquement pas de personnes handicapées, encore moins dans les arts de performance. Puisque le corps d’une personne handicapée est considéré comme « limité » ou ne répondant nettement pas aux standards du milieu, c’est très difficile de le faire valoir comme outil de travail. Il est difficile de me faire reconnaître comme comédienne car on a plus l’impression que c’est le fauteuil qui m’amène un rôle (rôle de personne handicapée, bien sûr) plutôt que mon talent, malgré mes études en cinéma et en théâtre, et mes différentes expériences de plateau. En ce moment, je suis comme dans un entre deux, en début de carrière, où ma condition me sert à m’établir et à ouvrir des portes, mais où il y a très peu d’offres. Je dois travailler à créer mes propres opportunités. Il y a encore beaucoup de travail à faire dans l’industrie pour que le milieu s’ouvre aux artistes handicapés.
Dans les œuvres, je compare l’handicapé au rôle de l’homosexuel il y a 20 ans. Maintenant, un personnage dans une série ou un film peut être gay et on n’en fera pas tout un plat. On va peut-être même le découvrir seulement au 3e épisode car on le connaîtra d’abord comme policier, enseignant, frère, etc… L’homosexualité fait partie de la construction du personnage mais ce n’est pas LE personnage (la série Six Feet Under a des personnages gays parfaits). Il y a 20 ans, leur représentation était très stéréotypée et l’histoire tournait autour du coming out auprès la famille ou des amis. On commence à peine à inclure des personnages avec un handicap dans les films et les séries de fiction, et ces rôles sont très pointus ou dans des contextes extrêmes, centrés sur le handicap. On développe peu le personnage en dehors de sa condition et c’est très difficile de sortir de ce casting. Je peux jouer une fille en fauteuil roulant, évidemment. Mais je peux aussi jouer juste une secrétaire assise à son bureau qui répond au téléphone. Mais si ce n’est pas indiqué dans le script « en fauteuil roulant », on n’y pensera pas. C’est aussi très facile de se retrouver avec l’étiquette « handicapée de service » et je fais très attention lorsque je participe à un projet où il est question du handicap pour savoir quel apport moi, spécifiquement, je peux y apporter. C’est moi ou c’est juste une fille en fauteuil qu’on recherche pour le rôle ? Je sais que mon défi professionnel pour les années à venir est de me vendre comme artiste et non pas comme handicapée et faire changer le regard de l’industrie. Ça va me tenir occupée !
Dans 20 ans, on aura peut-être des personnages joués par des acteurs handicapés où la condition sera secondaire. Le meilleur exemple de ce type de personnage est celui du fils dans la série Breaking Bad. Il a une paralysie cérébrale, est joué par un acteur ayant la PC et sa condition n’est jamais, en 5 saisons, le centre de l’histoire ou de sa relation avec les autres. Son personnage est très bien écrit. Les États-Unis sont vraiment à l’avant-garde dans la représentation de la diversité, notamment des personnes handicapées, à la télévision.