Personnes et personnages dans la littérature du handicap

On m’a récemment demandé s’il y avait beaucoup de personnages handicapés dans les romans, et dans la littérature en général. Il y en a, mais peu. Et surtout, il y a souvent une raison à leur présence. Ne vous êtes-vous jamais demandé pourquoi un auteur a choisi d’intégrer dans son œuvre un personnage porteur d’un handicap ?
Les personnages handicapés dans la littérature reflètent notre représentation des personnes handicapées réelles, la manière dont nous les traitons en tant que membres de la société, et nos changements d’attitude envers eux à travers les âges. Quant aux personnes, elles sont souvent au cœur de témoignages, de récits de vie touchant au plus profond de leur existence et nous font part de leur quotidien, parfois le plus personnel.
Du personnage à la personne
Au milieu du XXème siècle, la figure du personnage en situation de handicap est souvent décrite comme passive. Souvent dépeints comme des personnages assistés, qui ne maîtrisent pas leur vie, ni leur destinée (c’est le cas pour Constance dans Lève-toi et marche de Hervé Bazin ou Gertrude dans La Symphonie pastorale d’André Gide), ils sont décrits comme des êtres méchants, insupportables à la fois du point de vue physique et moral. Et quand ils prennent corps au cinéma, à cette époque, ce n’est guère à leur avantage : on peut citer l’archétype physique du bossu méchant et hideux, des personnages d’empoisonneurs incarnés par des nains dans les films de cape et d’épée. Bref, des personnages pas très avenants.
Il faut attendre la fin des années 70, avec des œuvres plus militantes comme Né un 4 juillet Ron Kovic, L’homme qui marchait dans sa tête de Patrick Segal ou My Left Foot de Christy Brown, pour entrevoir une forme de libération, d’autonomie à la fois dans le récit et dans la vie sociale (et son corollaire au cinéma). Les années 1990-2000 sont l’occasion pour des auteurs comme François Dolsky (Comme un pingouin sur la banquise), Jean-Dominique Bauby (Le Scaphandre et le papillon) ou Bruno de Stabenrath (Cavalcade) d’écrire leur lutte pour exister sans l’entrave du corps. Après la littérature romanesque, toute une littérature du témoignage se met en œuvre, à une époque où la reconnaissance de l’individu prend de l’ampleur.
Une représentation positive
De nos jours, les personnes handicapées n’ont jamais été autant médiatisées : une littérature se forme, prend corps, pour les faire exister par le biais de l’écriture et de l’expression individuelle. Cette évolution est perceptible grâce à l’avènement de l’autobiographie : récits de vie, d’expérience, témoignages. Le personnage (et inévitablement, la personne) devient véritablement acteur de sa propre vie lorsque le handicap survient : l’accident de Patrick Segal, de Philippe Pozzo Di Borgo. Il en va de même pour Priscille Deborah (peintre et amputée), pour Ron Kovic (après la guerre du Vietnam). Mais c’est aussi le cas pour l’accident de voiture de Gabrielle dans Crash! de J.G. Ballard ou le personnage d’Hélène dans La Demi-Pensionnaire de Didier Van Cauwelaert. Il y a là un glissement d’une personne invisible à une personne visible socialement comme médiatiquement : le personnage de Gabrielle (Crash!) devient visible dès lors qu’elle a eu son accident ; elle devient visible, désignée, désirable, féminine.
Transformation réelle et transformation littéraire
En littérature, c’est très flagrant que l’avènement du handicap transforme la destinée des personnages Mais comme on est en littérature, tout est permis ou presque… la notion de handicap amène un regain d’énergie, de volonté tandis que dans la vie réelle, un accident ou une maladie se révèlent plutôt un anéantissement qu’une révélation. Il est exceptionnel de lire ou d’entendre d’une personne réelle que le handicap a transformé sa vie et que c’est fantastique !
Dans le roman, il est assez rare, voire inexistant, que le personnage principal soit handicapé. Le personnage porteur de handicap est toujours amené, introduit en second plan (comme Edith dans La Pitié dangereuse de Stefan Zweig, Hélène dans La demi-pensionnaire, Gabrielle dans Crash!). Mais ils ne sont pas des seconds rôles sans intérêt, bien au contraire : leur présence change le cours de l’intrigue et induit un changement dans la personnalité ou le comportement du héros.
Pourquoi ?
On peut penser que c’est pour mettre en relief, en valeur, les qualités physiques et/ou morales du héros ou du personnage principal – comme au cinéma avec la figure du cul-de-jatte qui valorise le physique du cow-boy entrant héroïquement dans le saloon. C’est Quasimodo qui fait rayonner la beauté d’Esméralda ! De même, les nains et fous de cour tournent en dérision le pouvoir du roi et leurs pirouettes verbales ou physiques ne sont jamais réprimandées par les figures fortes : la parole libre leur est laissée.
Il faut se rapprocher de l’autobiographie, du récit de témoignage pour avoir enfin un personnage au premier plan, puisqu’il devient une personne… La littérature, c’est la vie. La transcription littéraire n’est autre qu’un point de vue de ce qui peut se dérouler dans la vie réelle. Ceci est flagrant dans la littérature du handicap, car l’écrit permet de maîtriser l’émotion, de la canaliser, d’exister autrement que par le corps et le reflet renvoyé.